Critique Ghost & Lady 1

Il y des titres sur lesquels on se précipite dès leur sortie, trop désireux de devenir leur propriétaire. Pourtant, une fois à la maison on pose le livre sans oser l’ouvrir. On le surveille du coin de l’œil pour le plaisir de regarder. En fait, on résiste. On sait d’avance que le livre va nous plaire, qu’une fois tournée la première page on va le dévorer d’une seule bouchée. Alors, comme un mets rare, on prend son temps et on attend le moment idéal pour lire. On fait durer le plaisir. Ghost&Lady m’inspire ce sentiment. Dès son annonce je salivais d’avance. Aujourd’hui, je vous invite à faire de même et vous explique pourquoi.

 

La fenêtre s’ouvre sur une rencontre nocturne. Deux personnes qui ne se connaissent pas se sont donné rendez-vous au « Black Museum ». Un lieu tenu secret dans les profondeurs de Scotland Yard. Le centre d’archives et de documentations des enquêtes criminelles. On devine sans effort les trésors d’histoire qui sont gardés là-bas, de même qu’on arrive à visualiser tous les esprits malins qui doivent dormir dans les classeurs.

 

La conservatrice de notre histoire et éclairée d’une bougie accueille un homme âgé pour le conduire devant une preuve singulière : deux balles soudées entre elles, les balles de « l’homme en gris ». Un fantôme apparemment qui erre dans un théâtre depuis longtemps. Un fantôme dont on ne tarde pas à faire connaissance et qui propose tout bonnement de révéler l’origine incroyable de cette double balle, le fil conducteur du récit.

 

Retour en arrière et nous sommes plongés dans le passé. 1852 se dévoile en citations shakespeariennes devant nos yeux pour suivre les mésaventures de Grey, l’homme éthéré pas ordinaire. De son vivant, il était duelliste suppléant et prenait un malin plaisir à embrocher ses adversaires.

 

Demain, puis demain, puis demain… (Macbeth)

 

Il s’ennuie à mourir désormais, excepté qu’il est déjà mort depuis quasi un siècle quand Florence Nightingale, une jeune femme de bonne famille s’impose sur sa route. Elle a un don. Elle peut voir les esprits qui hantent le monde des vivants, ainsi que tous les phénomènes paranormaux qui nous entourent. Principalement les « ectoplasmes », choses hideuses noires et difformes, attachées à notre âme. Sa forme dépend de notre caractère et jouant un peu le rôle d’allié, cette manifestation détermine notre capacité à être fort devant les autres ou au contraire très faible. L’ectoplasme rentre en conflit avec ceux de nos interlocuteurs, une représentation si vous préférez de la guerre des nerfs et forcément l’issue du combat fait qu’on avance ou pas.

 

C’est le monstre aux yeux verts qui produit l’aliment dont il se nourrit (Othello)

 

Florence dit Flo qui se soumet depuis son enfance, est au bout du rouleau, elle se fait laminer continuellement par son propre ectoplasme si bien que lorsqu’elle se présente à Grey c’est pour lui demander de la tuer. Un pacte est signé entre les deux tel Faust et Méphistophélès et les voilà unis pour une longue aventure. Flo a soif de liberté mais dans son monde trop étriqué et formaté elle souffre. Grey notre duelliste mort s’amuse avec sadisme de sa désespérance, tout en l’aidant inconsciemment à prendre confiance en elle.

 

A partir de là, nous assistons à une sorte de pièce de théâtre très sombre, avec son lot de monstres, de malheurs, et d’éclats de voix magistraux. Le tout saupoudré de citations des belles œuvres qui ont fait la réputation mondiale du théâtre anglais. Grey à l’allure de fantôme d’opéra joue son rôle à merveille. Comme il le dit lui-même : « après tant d’années à être spectateur, me voilà acteur ». Quant à Flo elle prend peu à peu la place de l’actrice principale, gagnant en maturité et en assurance au fur et à mesure qu’elle progresse dans la vie. Dévouée à Dieu et aux autres, elle parcourt les lieux de misère pour changer les choses, avec Grey dans son ombre qui quoi qu’il en dise ressemble plus à un garde du corps qu’à un diable sur le point de l’assassiner.

 

C’était le rossignol et non l’alouette (Roméo et Juliette)

 

D’ailleurs, la fin baignée de sang et d’un combat épique colorié d’une trahison d’amour qui fait mal, signe le drame professé par Grey mais pas de la manière qu’il l’avait prévu. Le tomber de rideaux laisse le lecteur à bout de souffle si bien qu’on crie comme dans les théâtres populaires de l’époque : vite la suite !

 

C’est la force de cette œuvre et le talent de Kazuhiro Fujita. Cet auteur n’a plus rien à me prouver personnellement depuis Moonlight Act que j’adore farouchement. Cependant, je suis toujours autant touchée et surprise par sa facilité à mélanger les mots de nos plus beaux récits ou contes. De se les approprier si fort qu’il parvient sans que cela fasse vantard ou pompeux à les mêler à ses histoires. Mieux, à faire qu’ils servent son univers pour le rendre à la fois poétique et fantastique et sacrément axé sur l’action. Sa bibliothèque doit être grande, sa passion pour les époques d’un autre temps s’en ressent. Dans Ghost&Lady, on flotte entre le rêve et la réalité entre l’Histoire avec un grand « H » et la fiction. Institut délabré, guerre de Crimée, fantômes, Roméo et Juliette, Othello, tout le monde se côtoie, sans pour autant remettre en cause la crédibilité du tout. C’est jouissif.  Et tout comme la conservatrice qui trépigne d’impatience à la fin de chaque chapitre devant son fantôme narrateur, on en veut plus.

 

Le style graphique et si atypique de Fujita s’accorde à la perfection. On ne lisse pas avec l’auteur, on taille avec talent les formes, on exprime sa personnalité, on insuffle la vie aux personnages, aux choses. On instaure un climat. Et on ne censure pas. Un détail qui pourra peut-être faire reculer certains d’entre vous, les plus sensibles. Sur le champ de bataille, Fujita se déchaîne et ne nous ménage pas. Pas grave, si on a un haut le cœur, c’est que quelque part on est dedans. Après, certes, on aime ou on aime pas son style mais si le profane peut être choqué au début, l’œil s’habitue très vite et forcé de constater que les traits sont maîtrisés et travaillés avec minutie.

 

Encore une fois l’auteur créé son univers qui ne ressemble à aucun autre que j’ai pu connaître jusqu’ici. J’aime sa personnalité et deviner tout le travail de fond me met le cœur en joie. Il ne se contente pas de son talent, il affûte son crayon et enrichit son âme d’illustres plumes que nous aimons. A tous les amoureux des mots, ce livre est fait pour vous.

 

D’autant que l’édition est belle. KI-OON s’est donné à fond. Hormis ce vilain logo sur la face de la jaquette, rien est à jeter. Le papier est épais, on sent le grain au toucher. L’encre ne bave pas, les pages se tiennent. La trad ? Au top. Pourtant cela a dû être long et fastidieux à cause des citations. Le livre est ponctué d’un petit guide en aparté et c’est une mine d’informations précieuses pour le lecteur qui veut relier les lieux, les dates, les actes avec notre monde réel. Histoire avec un grand « H » je vous ai dit. Enfin, mention spéciale pour les quatre pages couleurs qui nous accueillent à l’ouverture. Elles sont du plus bel effet.  Pour un prix très correct et un nombre de pages très conséquent, vous auriez tort de passer à côté. La série compte deux tomes en tout, le prochain est prévu pour le 21 septembre, alors à très vite pour la suite et fin de cet opéra en deux actes.

KssioP

Continuellement l'esprit ouvert, je n'exclue aucun genre si ce n'est peut-être le genre guimauve ou Arlequin. J'aime cependant ce qui est différent, ce qui surprend. Rêveuse dans l'âme et aventurière chevronnée avec une manette en main, ma table de chevet se couvre de mangas, de romans, de cd's et d'une feuille de papier. Et bien souvent aussi d'un biscuit accompagné d'un thé car lire c'est certes bien mais avec confort et gourmandise c'est juste parfait.
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