Viens Dans Mon Comic Strip : Batman - Enfer Blanc

Nouvel article de la rubrique de Jean-Marc Lainé consacré au récit "The cult" de Batman

BATMAN : ENFER BLANC

Un héros en fer blanc contre un vilain en toque ?

 

À l’occasion de la traduction d’une ÉNORRRRRMEUH encyclopédie Batman, gigantesque chronique année par année de la carrière du personnage, j’ai, ces derniers mois, été amené à relire, parfois en diagonale à la recherche d’un détail, parfois plus sérieusement, et un peu pour le plaisir, de nombreuses histoires (et oui, oui, j’ai aussi été amené à prendre du retard sur la chronique, ça suffit, les ricanements, là au fond…). Et parmi mes relectures, il y a eu la célèbre mini-série Batman: The Cult.

 

Enfin, « célèbre », peut-être pour une génération qui a vécu, sur le marché français, la relative disparition du catalogue DC à la fin des années 1980, et qui s’est précipitée sur la collection Comics USA, comme la vérole sur le bas clergé. Mais de nos jours, le récit écrit par Jim Starlin et dessiné par Berni Wrightson est peut-être un peu oublié des jeunes générations (ceusses qui ont découvert Batman avec Jim Lee, voire avec Greg Capullo : des moutards, quoi !), et la réédition, ces dernières années, d’une compilation, a été la bienvenue afin de sortir cette saga d’un oubli relatif.

La collection « Comics USA Super-Héros » a été un tournant pour les amateurs de justiciers multicolores. Non seulement parce que cela représentait l’occasion de retrouver les héros DC à une époque où Sagédition et Arédit avaient fermé boutique (et alors que Lug, dans la tourmente du rachat par Semic Scandinavie, ne s’était pas intéressé au catalogue : ach, kolossale erreur !!!). Mais aussi parce que c’était l’occasion de découvrir, sous des formes complètes, des sagas Marvel incroyables qui avaient été tronquées par Lug (les New Mutants de Sienkiewicz, les Daredevil de Miller et Mazzucchelli…) ou carrément zappées (les Spider-Man de DeMatteis et Zeck…), autant de chocs évidents. Enfin, mais ça, à l’époque, on n’en avait peut-être pas vraiment conscience, parce que cette collection entièrement dédiée à ces rigolos qui portent le slip par-dessus le pantalon constituait une première, et allait transformer le marché en générant plein de suiveurs et d’expériences éditoriales.

Derrière cette collection, un homme Fershid Bharucha, fin connaisseur de la BD américaine, à qui l’on doit, sous différents labels (notamment les Éditions du Fromage…) l’exploration de l’œuvre de gens aussi doués et importants que Berni Wrightson (tiens tiens), Mike Kaluta, Neal Adams, Joe Kubert, Frank Frazetta, mais aussi Paul Kirshner ou Richard Corben, sans parler de Will Eisner. Grâce à ce monsieur, même certaines histoires de super-héros avaient trouvé le chemin des librairies, Deadman et Swamp Thing ayant eu droit à quelques jolis albums. Avec la collection Xanadu des Humanoïdes Associés, les initiatives de Fershid ont grandement contribué à développer une critique de la BD américaine en France, et une familiarité du public envers cette production.

Fershid Bharucha

Le seul reproche que je pourrais adresser à Fershid est d’avoir eu le mauvais goût de ne pas aimer Kirby, et donc de n’avoir pas proposé les œuvres de ce dernier à la considération du public. À part le volume Xanadu consacré au Sandman, il faudra attendre les années 1990 et les initiatives de Vertige Graphic et de Bethy pour que Kirby accède enfin à l’écrin album.

Mais bon, c’est un petit reproche en comparaison de la somme de bouquins qui ont été publiés à son initiative. Et cette collection « Comics USA super-héros », née de mémoire en co-édition Glénat / Albun Michel (mais là, une vérification s’imposerait, j’ai la flemme de chercher, et puis j’ai faim…) puis développé sous le giron Glénat, a permis de faire comprendre que les super-héros méritaient de beaux supports. Bien entendu, le format choisi (des 48 pages cartonnés couleurs au format comic) réduisait la marge de manœuvre de l’éditeur, l’obligeant à trouver des récits au nombre pair de chapitres, et le contraignant parfois à des gesticulations pas toujours heureuses en termes de pagination. D’une certaine manière, cette collection a montré une voie à suivre, mais également des choses à ne pas faire. Les suiveurs, au premier rang desquels Vertige Graphic et surtout Bethy, on préféré une formule proche du TPB américain, et les collections Semic Books et 100% Marvel, à l’orée des années 2000, ont proposé une espèce de voie médiane entre les deux. Mais d’une certaine manière, c’est en s’articulant autour de l’expérience de la collection « Comics USA super-héros » que le marché tout entier a commencé à évoluer (oui oui, il ne faut pas oublier Aedena et Zenda, c’est évident : Aedena a pensé son format dans le respect du comic, Zenda a pensé le sien dans la tradition de l’album franco-belge, et ils ont aussi leur importance d’un point de vue historique).

La particularité de la collection « Comics USA super-héros » était de proposer une livraison mensuelle de deux bouquins à chaque fois, l’un consacré à DC et l’autre à Marvel. Les tomes étant numérotés, il devient évident qu’une saga en quatre parties (comme celle dont nous parlons) arbore une numérotation sautant des chiffres. Ainsi, Enfer Blanc est numéroté 12, 14, 16 et 18. De l’absurdité des numérotations dans les collections. Mais qu’importe.

Enfer Blanc est la traduction d’une mini-série intitulée The Cult. Traduction malheureuse que ce titre VF, qui a fait ricaner les acheteurs de l’époque. Pourtant, ce n’est pas un récit en fer blanc, et l’ennemi que Batman affronte n’est pas en toc, mais en toque, ou presque. En effet, le Chevalier Noir affronte le Diacre Blackfire, un gourou religieux médiatique s’imposant comme un chef de guerre au sein d’une communauté de déclassés qui sortent de leur condition pour prendre d’assaut Gotham en entière, profitant de l’absence de son défenseur. Et pour cause, Batman est retenu contre son gré par les fidèles du Diacre, et subit un lavage de cerveau à la suite d’un régime fait de privation alimentaire et d’hallucinogène.

 

 

La série réunit deux auteurs qui, pour les lecteurs de l’époque, s’imposent parmi les plus grands noms. Au scénario, Jim Starlin, figure notable du cosmique chez Marvel avec Captain Marvel et Warlock, et créateur de Dreadstar. À l’époque, Starlin est impliqué dans l’univers DC, où il a embarqué les plus grands héros dans une Odyssée Cosmique avant de raconter le Deuil dans la Famille de Batman. Au dessin, Berni Wrightson, maître incontesté de l’horreur en BD, co-créateur de Swamp Thing. Le style, pour ceux qui y sont familiers, apparaît à l’époque différent, plus anguleux, plus gras également. Wrightson a souffert d’une fracture du poignet qui l’a amené à réapprendre à dessiner et à changer d’outil. La date reste floue, et si longtemps j’ai pensé que la réalisation de The Cult a pâti de cette fracture, la lecture d’une interview pour la préparation de cette chronique semble indiquer le contraire : Wrightson n’y donne pas de date précise, mais il situe l’accident au début des années 1990, vers la fin de Captain Sternn. Or, la dernière mini-série de Captain Sternn date de 1993, donc la fracture est peut-être survenue vers 1991 ou 1992. Et The Cult, c’est 1988. Alors ? Problème de main, ou exploration d’un nouveau style ?

En matière de style, The Cult (oui, j’ai du mal à appeler la série « En fer blanc », moi aussi : j’ai mauvais esprit) affiche deux caractéristiques qui sautent aux yeux : la narration emprunte énormément au Dark Knight Returns de Frank Miller, recourant à l’emploi fréquent d’écrans télé pour fluidifier la narration, et à un découpage en gaufrier que viennent rompre de grandes cases crépusculaires ; et une colorisation des plus… euh… renversantes. Le travail de Bill Wray, privilégiant des éclaboussures de coloris pâteux et une palette parfois psychédélique, renforce le sujet, matérialise le malaise que ressentent Batman et la ville entière, et laisse un arrière-goût nauséeux (les couleurs ont d’ailleurs un grain qui n’est pas sans rappeler le travail de Lynn Varley sur les planches de Miller, même si la palette en est aux antipodes). Au-delà de l’aspect moche des couleurs, qui sert avec pertinence le propos (après tout, c’est l’histoire d’une ville dont les rebuts remontent des entrailles, et ça n’invite guère à la flânerie printanière…), le traitement graphique est diablement efficace : la perception de Batman est faussée, sa vue et ses autres sens sont brouillés, donc les couleurs débordent et nappent le trait en couches collantes.

 

 

À l’époque de ma première lecture, grand fan de Starlin et admirateur respectueux de Wrightson, je n’ai pas aimé Enfer Blanc. J’ai trouvé que l’inscription dans l’esthétique du Dark Knight Returns relevait davantage de la copie plagiaire et servile que de l’hommage. Je n’ai pas saisi à l’époque que, jusqu’aux couleurs, le récit se voulait une sorte de « companion book » de l’œuvre de Miller. Pourtant, le récit est prenant, avec une belle dose d’ironie, un suspense fort et un discours politique et religieux ambitieux. La traduction est plutôt pas mal, Janine Bharucha parvenant à retrouver le ton laconique de Batman et les envolées hypocrites du Diacre.

Pour une raison qui m’échappe (manque de sous à l’époque ? diffusion pas terrible de la collection ? trop de choses à acheter ?), il me manquait l’un des tomes en français. Depuis lors, j’ai racheté la compilation VO, et j’ai aidé un copain à compléter sa collection en lui offrant deux tomes. Il m’en reste un sur les bras… Mais le TPB a été l’occasion pour moi de relire in extenso la série, en profitant au passage de la préface de Starlin, qui remet la création des épisodes dans leur contexte. Dans ce texte introductif, d’ailleurs, Starlin rappelle la sombre période maccarthyste de l’édification du Comics Code, et comment le souvenir de la menace des bien-pensants, en pleine résurgence au moment de la rédaction de cette préface (1990), a teinté l’écriture du personnage de Blackfire.

Cette redécouverte, comme souvent dans cette chronique (autant vous parler des joies de relecture que des déceptions, hein), a été l’occasion de constater combien cette série a eu un impact fort. Dans le récit, Gotham est assiégée par les armées de ses laissés-pour-compte. La ville est isolée, livrée à des troupes n’obéissant à aucune autorité, alors que les ponts sont coupés. Si cela rappelle le premier volet cinématographique filmé par Christopher Nolan, ce n’est sans doute pas un hasard. De même, le discours libérateur et faussement anarchiste du Diacre Blackfire n’est pas sans évoquer le salmigondis communo-anarchiste dans lequel se drape le Bane de cinéma. Loin d’être une pâle copie du Dark Knight Returns, The Cult est, presque vingt ans avant, l’une des inspirations évidentes de la trilogie de Nolan. Quant au Batman halluciné et affamé sur le point de craquer et de céder à l’ennemi, le justicier de Starlin et Wrightson annonce bien évidemment le héros que Snyder et Capullo jettent dans le labyrinthe de la Cour des Hiboux.

Mieux encore, The Cult participe de la redéfinition d’un Batman plus sombre, plus engagé politiquement, plus névrosé et fragile, bref, du Batman post-Crisis. Redéfinissant Gotham City dans sa dimension de cauchemar climatisé néo-gothique, le récit présente au lecteur une fameuse tribu indienne qui aura marqué la région de sa présence, les Indiens Miagani. The Cult, c’est la chronique d’un asile à ciel ouvert, dont les entrailles souterraines abritent à la fois le passé trouble et les menaces intestines. D’une certaine manière, c’est également dans les pages de The Cult que se construit le héros mythique et atemporel d’une Gotham scarifiée en proie à la diablerie, dont Grant Morrison fera un des pivots de sa prestation.

 

Source: Jean-Marc Lainé, auteur, traducteur et responsable éditorial dans le monde des comics. Il a écrit récemment le livre : Comics & Contre-Culture, disponible à ce jour.

Jim Lainé

Scénariste de bande dessinée et de jeux vidéo, écrivain, essayiste, traducteur (anglais).
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